21 Feb Quelques enseignements du discours de Benoît XVI
Le spécial “The Remains of Regensburg” est édité par Gabriele Palasciano. Un texte de Michel Fédou SJ.
Lorsqu’on considère en son ensemble l’allocution de Benoît XVI à l’Université de Ratisbonne, on est d’abord sensible à sa grande unité : il s’agit, d’un bout à l’autre, d’une réflexion fondamentale sur foi et raison dans le contexte du monde universitaire. Dès le début, après les quelques mots d’introduction, on lit que le travail des théologiens consiste dans la corrélation de la foi avec la raison commune. Dans la suite du texte, l’importance de cette raison est soulignée, notamment à la faveur de la formule empruntée à l’empereur byzantin Manuel II Paléologue : « ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. » Le discours reconnaît que c’est là un héritage du monde grec, mais il dit surtout que, sur ce point, il y a « concordance parfaite entre ce qui est grec, dans le meilleur sens du terme, et la foi en Dieu, fondée sur la Bible ». Le mot « raison » traduit le mot « logos » ; or ce même mot, qui signifie aussi « parole », fut justement utilisé par l’évangile de Jean dans son prologue : le vrai Dieu est celui qui s’est manifesté comme « Logos ». Certes, à l’époque moderne, on a souvent dénoncé l’« hellénisation » du christianisme, d’abord au nom de la Sola scriptura dans la ligne de la Réforme du XVIème siècle, puis sous le coup de la « théologie libérale aux XIXème et XXème siècles (avec Harnack en particulier), et enfin, plus récemment, dans la perspective d’une inculturation qui devrait prendre distance par rapport à l’hellénisme pour permettre de nouvelles expressions de la foi néotestamentaire dans la diversité des cultures. Il faut néanmoins tenir que « les décisions fondamentales, qui concernent précisément le lien de la foi avec la recherche de la raison humaine, font partie de la foi elle-même ». Benoît XVI souligne que cette raison ne doit être nullement réduite à une rationalité purement scientifique ; en réalité, si la raison est bien comprise, elle « porte en elle une question qui la transcende ». Admettre un tel dépassement, c’est s’ouvrir au « grand Logos » et à cette « amplitude de la raison » qui, loin d’entraver le dialogue des cultures, en fonde au contraire la possibilité.
Ainsi qu’on le voit par ce bref résumé, le Discours de Ratisbonne ne doit pas être simplement compris à partir de la citation « ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu », et, même si cette citation est extraite des Entretiens de Manuel II avec un musulman, il n’a pas pour objet de traiter du Coran ni, plus largement, de l’islam. Ce qu’il propose, c’est bien plutôt une réflexion de théologie fondamentale sur la question des rapports entre foi et raison. Il vaut la peine de revenir en particulier sur trois points qui sont de grande importance pour notre temps.
En premier lieu, on retiendra que Benoît XVI évite deux écueils opposés à propos de la raison. D’une part, il rejette des tentatives modernes qu’on pourrait qualifier comme « réductionnistes ». Celles-ci se sont notamment manifestées dans le domaine des sciences de la nature ou des sciences historiques, lorsqu’elles ont prétendu ériger la possibilité de vérification ou de falsification en seul critère de la certitude ; un tel « réductionnisme » a lui-même imprégné certaines formes d’exégèse, lorsque des chercheurs ont été tenté de restreindre la connaissance de Jésus-Christ à ce qu’il était possible d’atteindre par la voie de la critique historique. Ce n’est point la démarche scientifique qui est, comme telle, en question : le discours de Ratisbonne souligne qu’il ne s’agit pas de revenir en deçà de l’Aufklärung, qu’il ne faut pas abandonner les meilleures intuitions de l’époque moderne, et qu’il faut être au contraire reconnaissant pour les progrès de la science et pour tout ce qu’elle a permis au bénéfice de l’humanité. Ce qui est dénoncé, par contre, c’est un usage étroit et réducteur de la raison, lorsqu’on en est venu à exclure la question de Dieu sous prétexte qu’elle ne relève pas de démonstrations ou de preuves semblables à celles de l’argumentation scientifique. Mais, d’autre part, faudrait-il, à cause de ces déviations rationalistes ou positivistes, considérer que la théologie doive sous-estimer l’importance de la raison ? Benoît XVI rejette également ce second écueil. Certes, dans l’histoire même de la théologie, il n’a pas manqué de voix qui ont préconisé une certaine dépréciation de la raison, ou tout au moins une forte relativisation de la raison. Le discours rappelle à ce sujet la tradition scotiste qui, au nom de la volonté, s’est opposée à « l’intellectualisme augustinien et thomiste ». La position de Duns Scot est en fait complexe, mais il est vrai que, dans sa ligne, on a pu tellement insister sur le primat de la volonté divine qu’on en venait à accréditer l’image d’un arbitraire divin : le Créateur aurait pu, tout aussi bien, accomplir le contraire de ce qu’il a effectivement réalisé… Or il faut en réalité tenir que Dieu, en même temps qu’il est souverainement libre, est lui-même Raison ou Logos. Le discours de Ratisbonne s’avère donc tenir une position de grand équilibre : d’un côté, il critique toute forme de « réductionnisme » au nom d’une raison étroitement comprise ; de l’autre, il dénonce une position qui, à l’inverse, relativiserait l’importance de la raison au nom d’une insistance sur la libre volonté de Dieu. C’est là un premier enseignement à retenir, et il est d’une grande actualité car, aujourd’hui encore, la théologie chrétienne doit se frayer son chemin entre les deux écueils d’un « scientisme » réducteur (qui a été une tentation constante de la « modernité ») et d’une volonté d’affranchissement par rapport à la raison (qui serait davantage, elle, la tentation de la « postmodernité »).