
13 Dic Un plaidoyer pour une « théologie de la raison »
Le spécial “The Remains of Regensburg” est édité par Gabriele Palasciano. Un texte de Olivier Riaudel OP.
La conférence du Pape Benoît XVI à Ratisbonne fut l’objet d’une discussion extrêmement vive, qui portait certes sur le cœur du sujet, la place du logos dans les religions, mais en des termes très étrangers aux intentions du Saint-Père, puisque la polémique porta sur le mépris que la conférence aurait pu manifester à l’égard des musulmans. Cette conférence, qui synthétisait des réflexions régulièrement développées auparavant par Joseph Ratzinger[1] fut selon moi un texte majeur de son pontificat, peut-être pas apprécié à sa juste valeur.
Je ne reviendrai pas sur le détail du texte de la conférence. Son élément central me semble être la citation de Manuel II Paléologue : « Dieu n’apprécie pas le sang — dit-il —, ne pas agir selon la raison, “sun logô”, est contraire à la nature de Dieu. »
« Ne pas agir selon la raison, “sun logô”, est contraire à la nature de Dieu ». L’essentiel de la réflexion doit porter selon moi sur la traduction, ou l’équivalence, exprimée ainsi : « selon la raison, “sun logô” ». Que signifie ici logos : raison, langage, Parole, logique ? Y a-t-il un seul logos, ou plusieurs rationalités, ou les deux ensembles ? Quelle est la relation entre « agir selon la raison » et « agir selon la Parole », et comment interpréter les différences confessionnelles à ce sujet ?
Commençons peut-être par ce dernier point. Paul Tillich[2], dans sa Théologie Systématique, écrit qu’il ne saurait y avoir de conflit entre philosophie et théologie, car le conflit suppose un terrain commun, or « la philosophie et la théologie n’ont pas de terrain commun ». Cette thèse de Tillich se comprend à partir d’une opposition, exposée peu de pages avant le propos précédent : « Le philosophe considère la réalité en son ensemble pour découvrir en elle la structure de la réalité comme ensemble (…) Il postule (…) qu’existe une identité, ou, au moins, une analogie, (…) entre le logos de la réalité comme ensemble et le logos qui agit en lui. Par conséquent ce logos est commun ; tout être raisonnable y participe (…) Le théologien, par contre, doit regarder là où se manifeste ce qui le préoccupe ultimement, et se tenir là où cette manifestation l’atteint et le saisit. Sa connaissance ne prend pas sa source dans le logos universel, mais dans le Logos ‘qui s’est fait chair’, c’est-à-dire le logos qui se manifeste dans un évènement historique particulier. » À suivre jusqu’au bout le propos de Tillich, représentatif en cela d’une part singificative de la théologie protestante contemporaine, le propos de Michel II Paléologue serait ambigu, voire vain, puisque lorsque philosophes et croyants parleraient de logos, ils ne parleraient pas de la même chose.
Je crains que si la thèse d’une différence radicale entre la Parole et le logos commun aux humains était défendue jusque dans ces dernières conséquences (ce que je crois que Tillich ni au fond aucun théologien chrétien ne fait vraiment), elle s’exposerait aux mêmes critiques que celles que formulait déjà Manuel II Paléologue : théoriser la rupture entre raison commune et Parole de Dieu, c’est rompre avec le souci d’argumentation sur le terrain commun de la raison commune, voire rendre possible l’idée que Dieu pourrait commander quelque chose qui serait immoral pour la raison commune. Mais il me semble que le fond de l’argumentation du Pape Benoît XVI ne repose pas ultimement sur les conséquences possibles d’une rupture avec la raison commune, mais sur une conception de la Parole de Dieu. Il ne s’agit pas de soumettre la Parole de Dieu à une rationalité étrangère, mais de voir dans le logos présent parmi les humains un reflet du Logos divin : « La création naît du Logos et porte de façon indélébile la marque de la Raison créatrice qui ordonne et guide », comme l’écrit le Pape dans cette magnifique exhortation post-synodale qu’est Verbum Domini (au § 9).
De quoi parle en effet le Saint-Père lorsqu’il évoque dans sa conférence, par exemple, le fait que tous, dans une université, « malgré toutes les spécialisations, qui parfois nous rendent incapables de communiquer entre nous, formons un tout et travaillons dans le tout de l’unique raison dans ses diverses dimensions ».
Que signifie ici cette « unique raison » ? Il ne saurait s’agir d’une unique méthode, ni d’un unique genre de discours : les mathématiques et la sociologie n’ont ni l’une ni l’autre en commun. Et cette conférence de Ratisbonne rappelle à juste titre que si le seul type de certitude « dérivant de la synergie des mathématiques et de l’empirique » nous permettait de parler de science, il en résulterait « une réduction du domaine de la science et de la raison », dont il faut tenir compte.
S’agit-il alors d’une logique ? On pourrait en discuter : les mathématiques par exemple acceptent désormais et utilisent des logiques qui excluent le principe de non-contradiction, ce que feront bien moins volontiers d’autres disciplines. Mais quelle que soit la réponse à cette question, que nous pouvons laisser en suspens, il semble bien que le Pape Benoît XVI entende ici le mot raison en un sens qui n’est pas exclusivement formel.
« Au commencement était le Logos et le Logos est Dieu, nous dit l’Évangéliste », écrit-il en effet. C’est donc une véritable théologie de la raison que propose ici le Saint-Père, avec une inflexion personnelle qui ne reprend pas exactement les thèses de Fides et Ratio. Cette Encyclique était bâtie sur une distinction et une correspondance entre la foi et la raison, exprimée en des termes plutôt thomistes, la foi venant compléter et parfaire la connaissance accessible à la raison seule. La conférence de Ratisbonne, d’une lignée peut-être plus augustinienne, sans contester bien entendu cette distinction, insiste plus sur la profondeur proprement théologique du logos humain.
« L’harmonie entre foi et raison signifie surtout que Dieu n’est pas éloigné : il n’est pas éloigné de notre raison et de notre vie ; il est proche de tout être humain, proche de notre cœur et proche de notre raison, si nous nous mettons réellement en chemin », déclairait-il lors de l’audience générale du mercredi 30 janvier 2008, consacrée à saint Augustin.
Dieu n’est pas éloigné de notre raison. Dieu est proche de notre raison, dans ses limites, son historicité, son lien au monde et son caractère faillible. Le Pape reprend ici un thèse classique de la théologie des Pères, dans leur méditation du la Vérité, mais il le reformule dans des termes qui rencontrent plus directement les problématiques contemporaines, tentées par une conception seulement pragmatique de la raison. Sans exclure bien sûr que la raison puisse gravement perdre ses valeurs essentielles, il choisit dans cette conférence à Ratisbonne de rappeler que tout être humain, et singulièrement à tout scientifique, à tout universitaire, que Dieu n’est pas éloigné de leurs efforts et de leurs recherches, et que la raison qu’ils mettent ainsi en œuvre s’appelait en grec logos, et que celui-ci n’est pas étranger à Dieu.
[1] Je pense en particulier à l’allocution du Cardinal Joseph Ratzinger à l’Académie des Sciences morales et politiques, à Paris, en 1992.
[2] Paul Tillich, Théologie Systématique tome 1, Éditions du Cerf/Presses Université Laval, 2000, p. 45-46.